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       CHRISTOPHE BLANQUIE

 L’auteur

Chez Christophe Blanquie, autant l’historien est méthodique, autant l’écrivain est libre. De recueils de nouvelles en romans, il déploie une écriture pleine d’imagination et d’humour, ce qui ne l’empêche pas de prendre très au sérieux les histoires qu’il conte avec verve et sensibilité.

                                               Extrait du livre "Deux ou deux font deux"

Je vois bien le château de votre arrière-grand-mère, un de ces trucs tarabiscotés qui se la jouent gothique, un gothique Napoléon III avec des mâchicoulis aménagés pour y loger des jardinières. Dans le hall dînatoire, des buffets Henri II, avec des diables sculptés dans le noyer. Je vois aussi une fillette courant dans les couloirs, déjà curieuse, certainement, et avide de poser de trop bonnes questions.  À table ! Et quelle table ! Un meuble long comme un jour sans nouilles. Au haut bout, l’aïeule, coiffée d’une tresse en couronne ; à sa droite, Léa toute mignotte dans sa robe d’organdi (Vous préférez le vichy ?). À sa droite, Léa, toute mignotte dans sa robe vichy (décidément, l’organdi va mieux, mais je ne la refais pas). La vieille dame vous sourit, bien qu’en dedans, elle se demande si elle ne devrait pas monter au grenier chercher une bricole à vendre à l’antiquaire, histoire de mettre un peu de chapelure sur les épinards (elle était lasse des pâtes). Il y avait bien le bonheur du jour, un peu vermoulu, comme les bonheurs qui survivent à l’amour. Bah…, elle pourrait essayer, à condition de vider les tiroirs : on ne savait jamais. 

— Bonne maman ? La gamine, attend, toute mignotte dans sa robe d’organdi (vous voyez que c’est mieux ?). La vieille dame se ressaisit un instant, caresse la main de la petite, puis retombe dans sa rêverie. Léa s’en moque, elle est habituée à ce mélange d’attentive affection et d’irrémédiable absence qui la console des chagrins futurs.

 

Nouvelle  de Christophe Blanquie

                                                                                                       LA CHEVRE
 

Était-elle si jolie ? M. Seguin examinait sa chèvre d’un œil critique : les sabots noirs et luisants, d’accord, les yeux doux, sans doute, mais la barbiche de sous-officier et la houppelande ? Bien sûr, il avait besoin du lait de Blanchette pour faire son fromage, mais de là à porter un manteau de ce poil blanc... Non, décidément non. Qu’elle reste à son piquet, voilà tout ! Cependant Blanchette tirait inlassablement sur sa corde : l’herbe n’était peut-être pas plus goûteuse au-delà de la limite, mais elle s’était juré d’en décider par elle-même. De quoi M. Seguin se mêlait-il ? Elle avait d’assez bonnes cornes pour se défendre...

Et puis, dans le pré voisin, broutaient les cousines de Blanchette. Et avec elles le plus beau bouc qu’une chèvre ait jamais eu pour cousin. Il ne se contentait certainement pas d’une barbiche de chevrette, il arborait au contraire une belle barbe de vieux sage chinois. De vieux sage terriblement séduisant pour la biquette.

Hélas ! celle-ci avait beau protester, M. Seguin l’attachait court. S’il s’en excusait parfois par un reste de bienveillance, les mouvements têtus de sa chèvre l’agaçaient de plus en plus. 

Plus courte la corde, et plus perçants les cris. Le fermier finit par perdre patience. Qu’elle chante le jour, passe encore (si on peut appeler ça chanter...), mais il ne supportait plus qu’elle gémisse toute la nuit. Voilà pourquoi, un matin, au lieu d’attacher la chèvre au piquet, il se borna à ouvrir toute grande la porte de la bergerie. La chèvre, d’abord incrédule, resta un moment sans bouger, puis, quand elle entendit le fier bêlement du bouc, elle détala vers le pré voisin. La vois-tu, la biquette énamourée, tourner vers le bouc de ses rêves de grands yeux mouillés de tendresse ? Comme elle bêlait mignonnement ! Comme elle lui gambadait joyeusement autour ! Faussement indifférent, lui surveillait l’amoureuse parade. N’étant pas assez souple pour caresser sa barbe chinoise avec son gros sabot, il se contentait de sourire en dedans, fiérot. Point. Parce qu’elle avait beau être gentille comme un cœur, la Blanchette, le bouc avait déjà donné le sien. À qui ? c’était son affaire et celle du barbu aux cornes pointues qu’il admirait secrètement. À propos, n’était-ce pas celui-ci qui poussait cet émouvant bêlement ? Et le bouc de trotter vers son amoureux.

Dépitée, la capricieuse caprinette, s’en fut vers la montagne. Toute la journée, elle sauta de rocher en rocher, prête à affronter le loup. La nuit tomba sans qu’elle l’ait rencontré. Blanchette continua courageusement sa quête : elle découvrirait bien ses yeux gourmands brillant dans l’ombre. Vingt fois elle chuta, vingt fois elle se releva. Endolorie, sa robe blanche tachée de boue et de sang, elle vit enfin le jour se lever. Alors elle se coucha sur une pierre encore froide et attendit.

Le repos vint, et avec lui la faim. Elle se remit sur ses pattes, marcha vers un taillis, goûta des feuilles à la sève amère, essaya des branches piquantes, des baies noires. Elle mâchouilla en contemplant sa vallée en contrebas. M. Séguin sortit de sa ferme, surveilla l’horizon ; il hésita un instant, secoua les épaules, puis entama sa journée. Le brave homme ! se dit la chèvre, pleine de compassion, parce qu’elle pensait qu’elle ne reviendrait pas de sitôt. Elle pouvait renoncer à séduire le bouc, à défier le loup, elle ne pouvait abandonner d’un coup tous ses espoirs. Non, pas encore.

Ce fut alors qu’elle devint plus que jolie, la petite chèvre de M. Séguin. Les sabots moins luisants, la houppelande moins blanche, ses longs poils raidis de boue sèche, mais les yeux pleins de douceur et la barbichette altière.

Ce fut aussi alors qu’elle aperçut un berger. Il montait le chemin d’un pas assuré et tranquille : il avait le temps de ne pas le perdre. Le troupeau suivait, le bouc suivait le troupeau, mais comme un qui ne suivait pas, avec de petits écarts. Un seigneur.

La chèvre se rapprocha, se montra. Le bouc s’écarta un peu plus de son troupeau. Comme elle suçotait distraitement une herbe vive, il en prit l’autre bout en bouche. Ce qu’ils se dirent, seule l’herbe des prés le sait, ce qu’ils se promirent, on peut le deviner. Le bouc rejoignit discrètement les siens et le lendemain, la chèvre se promena discrètement du côté de la bergerie.

Un jour, un été.

N’aies pas peur en la croisant : elle te léchera la main pour apprendre ton odeur, elle te donnera un peu de son lait si tu as soif, elle t’accompagnera si tu as peur, te racontera ses promenades si tu sais l’écouter. Puis, comme elle l’a appris dans la montagne, elle s’éloignera sans faire craquer les brindilles sèches. Elle redescend dans la vallée pour l’hiver et, quand tu viendras acheter ton fromage chez M. Séguin, elle reconnaîtra ton odeur et viendra se laisser caresser – M. Séguin ne tient plus sa chèvre en longe : elle a appris que la vraie liberté est derrière les rêves.

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